coffert forqueray

Coffret Forqueray Ensemble FITZWILLIAM
Diapason or et France musique

Musique très actuelle et d’une grande diversité qui nous touche profondément et nous interpelle.

Et pourtant, cette musique (puissante, tendre, virtuose, fascinante, novatrice) a été écrite pour le clavecin et la viole de gambe au début du XVIII° siècle par la famille Forqueray: Antoine, Jean-Baptiste et sans doute Marie -Rose…!

Une intégrale qui pour la première fois mêle ces deux instruments : les œuvres pour viole de gambe et celles magnifiquement transcrites pour le clavecin, auxquelles s’ajoutent les hommages musicaux (dont certains tout à fait inédits, avec violon), dédiés à cette famille hors norme, tant à leur époque qu’à la notre .

Antoine et Jean-Baptiste… deux êtres qui se sont longtemps déchirés alors qu’au regard de la postérité, leur musique ne fait pour ainsi dire plus qu’une.

Des textes relatant leurs nombreux démêlés judiciaires sont lus par Nicolas Lormeau de la Comédie Française.

HARMONIA MUNDI janvier 2017.

LES FORQUERAY OU LES TOURMENTS DE L’ÂME

Cet enregistrement propose pour la première fois une intégrale de l’œuvre des Forqueray

Une musique puissante, virtuose, fascinante, qui touche au plus profond , mêlant pièces de clavecin et pièces pour viole de gambe et basse continue.
Il inclut les quatre pièces de jeunesse d’Antoine Forqueray, extraites du Recueil de pieces de violle avec la basse tiré des meilleurs autheurs, ainsi que notre transcription pour deux clavecins des pièces à trois violes du manuscrit de Lille – sorte de clin d’œil à la pratique familiale d’ailleurs (et très courante à l’époque) des Forqueray.

La grande renommée et le large rayonnement des Forqueray père et fils ont donné lieu à des hommages nombreux constitués de pièces diverses, toutes réunies ici en totalité.

Un témoignage vivant qui nous permet de découvrir des auteurs très peu connus de nos jours, mais dont les œuvres méritent le détour. Cette fascination, qui s’exerce encore de nos jours, a suscité deux créations en hommage aux Forqueray : un tombeau et un carillon.

Enfants prodiges, les Forqueray ont joui dès leur plus jeune âge, sous la protection du roi Louis XIV, d’une charge à Versailles. Musiciens permanents, ils participent à toutes les activités incombant à leur statut : musique de chambre, musique de scène, bals, opéra et musique sacrée ; présents en toute occasion, y compris dans l’intimité du roi, leur fonction est confortable. Ils sont également maîtres de musique et enseignent leur instrument à de prestigieux élèves, comme Madame Henriette de France. Ils ne sont pas pour autant confinés à Versailles. En cette fin du XVIIe où le pouvoir du roi est remis en cause, où la notion de goût évolue grâce à l’apport des Italiens, la société de cour se diversifie, de nouveaux courants voient le jour. Les « Maisons » ressentent le besoin d’une identité qui leur est propre. Des lieux emblématiques deviennent le centre d’activités intellectuelle et musicale où les Forqueray ont pleinement leur rôle à jouer : autour de la Duchesse du Maine à Sceaux, des princes de Condé, de Conti, de la Duchesse de Bourgogne, du Duc de Berry, du Prince de Carignan, de l’électeur de Bavière alors en exil en France, du Duc d’Orléans… Des foyers musicaux naissent un peu partout, y compris en province, sous les formes d’académie, de cercle, d’assemblée ou d’association – comme celle du Concert-Spirituel. On y retrouve les Forqueray, à Lille, à Nantes, à Rennes…

ANTOINE ET JEAN-BAPTISTE FORQUERAY, UN ART DE L’ÉLOQUENCE

L’art des Forqueray nous amène à réfléchir au contexte historique dans lequel les pièces ont été créées. Rendre compte de la pensée de ces compositeurs sans la dénaturer – tant les codes sociaux et culturels de leur époque sont éloignés des nôtres – relève d’une approche délicate. Il convient de tenir compte davantage du caractère humain, instinctif, des humeurs extrêmes et changeantes, des émotions qu’on n’hésitait pas alors à manifester et extérioriser, sans sensiblerie ni honte. Pour assimiler au mieux l’interprétation de cette musique, il est évidemment nécessaire de se référer à cette science séculaire, développée et transmise depuis l’Antiquité – par Aristote et Quintilien notamment –, source mère préfigurant l’humanisme de la Renaissance : la rhétorique. Celle-ci a marqué profondément l’Europe jusqu’au début du Romantisme, tout en évoluant au gré des époques et des différents courants de pensée. Elle touche de vastes domaines : politique et idéologique, religieux, éthique et juridique, historique et social, littéraire et philosophique, philologique, pédagogique, psychologique, et bien sûr, artistique (poésie, littérature, peinture, musique) – un domaine au centre de tous ces savoirs. L’ars rhetorica donne un cadre, une forme et un sens, établissant un échange entre les hommes par la parole – l’art de persuader par le discours mais aussi celui d’émouvoir et de séduire.

En ce qui concerne la musique, l’interprète chanteur ou instrumentiste se “met en scène”, avec sa sensibilité et son émotion, et à travers l’argumentaire rhétorique. Il peut jouer sur des nuances multiples avec des procédés qui relèvent de l’agogique. Il transmet ainsi, par un langage spontané, une expression propre à émouvoir ses auditeurs et à transcender leur imaginaire en tissant des liens subtils entre le corps et l’âme, l’émotion et la virtuosité, le cœur et l’esprit. L’art de la rhétorique consiste à faire oublier le cadre dans lequel tout chef-d’œuvre a été conçu, donner un sens profond et direct au langage, transporter et toucher l’auditeur grâce à la magie de l’instant : un art de l’éphémère où la musique excite les passions – telles qu’Aristote les a décrites : « Les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements et ont pour consécutions [des enchaînements logiques de concepts, ndla] la peine et le plaisir, comme la colère, la pitié, la crainte, et toutes les autres émotions de ce genre, ainsi que leurs contraires. »

Durant l’époque baroque, les aspects rationnels et cohérents de la rhétorique demeurent le fondement de toute création artistique sans entraver la liberté du compositeur. Si les principes de la construction d’une œuvre – véritable “mise en scène” des techniques discursives – pourraient sembler hermétiques et complexes, ils s’articulent pourtant de manière claire selon cinq procédés qui sont :

l’invention (inventio) : la recherche des idées musicales, de leur fonction et du style ;

la disposition (dispositio) : l’architecture de la pièce, le choix de sa forme et de sa carrure ;

l’élaboration ou décoration (elaboratio ou decoratio) : la structure même du texte musical articulé comme un texte littéraire, avec ses phrases, ses ponctuations et ses silences, “décoré” avec des figures de style pour en souligner le sens et l’expressivité ;

l’élocution (elocutio) : elle n’entre pas dans un cadre rigoureux mais offre la dimension dramatique de la musique ou du texte ;

la mémoire (memoria) : usage scolastique incontournable depuis l’Antiquité et le Moyen Âge, elle se situe dans la tradition orale et permet la transmission des idées.

L’élocution laisse une part de liberté à chaque interprète selon sa sensibilité ; l’impalpable, l’insaisissable, ce qui touche l’âme directement – François Couperin (1668-1733) écrivait en son temps « J’aime mieux ce qui me touche que ce qui me surprend » –, un langage, comme le soulignait Michel Serres, venu des temps lointains, alchimie des mots et de la musique. L’instrument parfait n’existe pas. Il comporte des atouts et des fragilités qui constituent sa faiblesse, mais également son charme et sa beauté. Il convient alors de mettre en adéquation musique et instrument. En ce qui concerne le milieu dans lequel évoluent les Forqueray, rappelons l’essor de la facture instrumentale en France : les clavecins voient leur registre agrandi grâce au ravalement, permettant l’ajout de notes dans le grave et l’aigu, et des jeux supplémentaires enrichissant les possibilités expressives. La viole de gambe, dans la seconde moitié du XVIIe siècle s’approprie un répertoire soliste plus spécifiquement français. Un épanouissement remarquable de la lutherie parisienne a lieu. L’ajout d’une septième corde au grave adapte la viole au ravalement du clavecin : une alliance parfaite des deux instruments avec une tessiture grave aux accents sombres et profonds qui donnera lieu à un important répertoire.

À l’apogée du règne de Louis XIV, et même au-delà, la France exerce toujours un attrait considérable sur les autres pays européens, voire une fascination quant à ses courants de pensée. Paris demeure la ville qui apporte la consécration. Des violonistes virtuoses italiens viennent y déployer leur art en inventant un nouveau concept, celui du pédagogue et concertiste international donnant naissance à une sorte de “vedettariat” – avec la volonté d’affirmer sa personnalité. Ainsi, le rayonnement italien s’impose naturellement, avec un goût pour la fête. Les concerts et divertissements se multiplient chez quelques mécènes.

Épris de gloire et de luxe, Forqueray est résolument attiré par ce nouvel art de vivre. Cette idée de plaisir et de jouissance rejaillit également dans l’écriture musicale. À une époque où l’Europe innove dans tous les domaines, la rhétorique évolue également. On abandonne certaines figures de style jugées trop austères, et on valorise l’éloquence, l’improvisation, la spontanéité, l’imagination, la sensualité… et l’ardeur italienne, plus extravertie. Le langage du cœur, l’expression du sentiment et de ses jouissances, telles sont les valeurs que l’artiste et l’orateur doivent transmettre.

Dans ce contexte, les Forqueray, bien qu’attirés par l’éclat du style italien, restent cependant d’ardents défenseurs de la viole de gambe et du style français qu’elle représente. Ils possèdent une maîtrise unique de l’instrument, une grande virtuosité, poussant à l’extrême toutes les possibilités techniques : ce sont des interprètes hors pair, seuls capables de jouer leurs œuvres et de nombreux témoignages attestent de cette géniale démesure. Ils s’inscrivent donc tout naturellement dans ce nouveau courant alliant avec subtilité goût français et virtuosité italienne. Pour l’intégralité des trente-deux pièces du recueil de 1747, regroupées non pas en sonates à l’italienne mais en suites dont le schéma traditionnel est quelque peu détourné, cette alchimie fonctionne magnifiquement. On trouve d’une part le goût français influencé par les luthistes et leur écriture : style brisé (souvent repris par les clavecinistes), forme rondeau très utilisée, danses avec quelques allemandes, gigues, deux chaconnes et deux sarabandes très tendres (petites reprises à la fin des mouvements binaires), agrémentation. D’autre part, le style italien se mêle à ce qui précède, largement inspiré par cette nouvelle technique violonistique : batteries, arpègements, ruptures, suspensions, originalité rythmique ; le tout sur un large ambitus qui nécessite une grande dextérité. L’harmonie, très colorée, est singulièrement innovante en ce milieu du XVIIIe siècle : septièmes diminuées, sixtes napolitaines, neuvièmes, accords insolites, chromatismes, modulations osées… Dans la préface du recueil, Jean-Baptiste conclue ainsi : « Si le public reçoit favorablement ce Premier Livre, son suffrage m’encouragera a lui en présenter d’autres dont le goût, la force et la variété se trouveront rassemblés au moins autant que dans celuy ci. » Il ne pouvait pas mieux dire : chaque pièce est un chef-d’œuvre d’originalité. Il n’y a pas eu de deuxième livre…

Quelques PIÈCES EMBLÉMATIQUES ILLUSTRANT LE PROPOS

Violence et virtuosité.
La Angrave, très vivement (CD 1) : brillante, cette gigue est écrite dans le style italien mais avec une ornementation française très fournie. C’est une pièce très virtuose et difficile techniquement aussi bien pour le clavecin que pour la viole. Le « très vivement » n’est utilisé que deux fois dans tout ce recueil de 1747. Il exprime ici, sans ambiguïté, la vitesse autant que l’intensité de l’expression – éblouissant ! La version pour clavecin valorise magnifiquement l’instrument : des sortes de grondements ou coups de tonnerre font sonner l’extrême grave avec puissance, comme des clusters. L’ajout des arpèges en doubles croches pour la deuxième reprise dans un tempo déjà rapide est d’une grande efficacité et témoigne de l’habileté de l’écriture.

Douceur à la française.
La Du Vaucel, très tendrement » (CD 1) : la mesure à 6/8, venue d’Italie, est apparue au début du XVIIIe siècle et indique un tempo modéré ou lent, qui, juxtaposé dans cette pièce au « très tendrement », exprime la délicatesse tout en gardant élégance et retenue. Le langage ici nous transporte dans les sphères des délices… avec une certaine nonchalance dans le goût champêtre, évoquant pastorales et bergeries, naturel et naïveté, langueur, grâce et poésie – harmonies simples, registre restreint, homogénéité sonore, dissonances à peine effleurées. Des suspensions et des ralentissements sont indiqués par le compositeur dans la version pour clavecin ; la très grande subtilité expressive n’est pas sans rappeler certaines pièces du Quinzième ordre de François Couperin comme Le dodo ou l’amour au berceau ou la musète [sic] de Choisi [sic] et la musète [sic] de Taverni [sic], conviant la magie des fêtes galantes si bien dépeintes par Watteau. La basse, enrichie d’un tapis de double-croches dans la version pour clavecin, en souligne avec volupté ce doux balancement… un art confidentiel, reflet d’une société parisienne en pleine mutation, plus “humaine” et pour laquelle la musique devient source de plaisir pur, détachée de l’apparat, une musique de salon – préfiguration romantique de l’intime.

Catalogue des passions. La Plissay ou La Morangis, Mouvement de chaconne (CD 1) : ce mouvement rappelle, par son ampleur, la grande tradition française des chaconnes d’opéra mais ici tout est innovant, vigoureux et perturbant en raison des changements rapides d’écriture : vingt-huit courtes parties, des barres de reprises au milieu interrompant le discours… pas d’occasion de s’installer ! La plupart de ces parties n’excèdent pas quatre mesures, exprimant des ruptures continuelles : changements rythmiques, tensions harmoniques, nombreuses septièmes et neuvièmes, passage en mineur, carillons et un final qui récapitule par petites touches le propos de la pièce – géniale tourmente !

Descriptive et naïve. La Mandoline, point trop vite et d’aplomb (CD 1) : venue d’Italie et plus particulièrement de Naples, la mandoline est très à la mode en France au XVIIIe siècle. Il n’est pas sans rappeler les concerts intimistes sur fond de sérénade italienne si chers à Watteau. Le thème très simple évoque « Ah, vous dirais-je Maman », une bergerie anonyme datant de 1740 dont les paroles ont été ajoutées plus tard. Forqueray écrit ici une musique pleine d’esprit, espiègle, libre et il s’amuse à imiter la mandoline (comme Marin Marais le faisait avec « la Guitare »), lui donnant des airs de personnage faussement sérieux et attendrissant, tout droit sorti de la commedia dell’arte.

Étrange et unique dans le répertoire du clavecin. La d’Aubonne (CD 2), La Léon (CD 3), ou Les Sarabandes décalées (La Léon a été enregistrée dans sa version non décalée pour viole et bc) (CD 1) : la notation blanche, dans le goût français, exprime ici la tendresse. Prenant le prétexte du cadre de la danse, ces sarabandes sont une véritable innovation dans l’écriture du clavecin. L’auteur écrit à propos de La d’Aubonne : « Cette pièce doit être jouée avec beaucoup de goût et de sentiment pour en donner l’intelligence, j’ay marqué des petites croix qui signifient qu’il faut que les accords de la Basse, passent avant ceux du dessus ; et à tous ceux où il ne s’en trouvera point, le dessus doit passer avant la basse. […] Pour jouer cette pièce dans le goût que je souhaiterais quelle fut jouée, il faut faire attention à la façon dont elle est écrite, le dessus ne se trouvant presque jamais avec la Basse. »

Allégorique et descriptive. Jupiter, Modérément (CD 3) : on trouve ici encore un aspect décalé dans cette pièce en rondeau ; le roi des dieux, du ciel, de la lumière, du tonnerre et de la foudre, effraie par ses pouvoirs immenses ; du haut de son Olympe, Jupiter s’emporte et, idée hardie, c’est l’humble et ténébreuse viole de gambe qui représente son courroux. Modulations osées : do mineur, mi bémol majeur puis mineur, suivi de si bémol mineur… la virtuosité, mimant la colère du Dieu et les grondements de l’orage, est époustouflante et on se prend au jeu.

Minimaliste. La Du Breüil, Louré (CD 1) : d’une écriture très contemporaine, le matériau utilisé est extrêmement minimaliste, une basse ponctue légèrement une mélodie très simple à l’ambitus réduit ; on trouve de nombreux intervalles conjoints, des tierces, un rythme perpétuellement pointé, un sol majeur « doucement joyeux » – selon Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) – avec pour seule indication Louré : une douce ondulation éthérée et envoûtante se dégage de cette pièce.

Une anecdote. La Tronchin, Mouvement aisé (CD 1) : cette pièce d’une grande élégance est dédiée au célèbre chirurgien suisse Théodore Tronchin, ami des élites couronnées européennes et intellectuelles (Diderot, Voltaire, Rousseau…). Il prônait une médecine naturelle, d’avant-garde, était très méfiant à l’égard des traitements en vigueur qui tuaient plutôt qu’ils ne soignaient. Il déplorait l’usage immodéré de la perruque qui apportait toutes sortes de maladies.

Le Manuscrit de Lille

“Le Concert de Lille”, fondé par le Louis François de Boufflers (1644-1711), Maréchal de France, était très actif dans les années 1730, preuve d’une vie musicale intense à Lille, à laquelle participent les musiciens de la cour et les musiciens locaux pour les opéras, cantates, motets, musique instrumentale, etc. Dans ce manuscrit, où figurent également des œuvres de Hotteterre et La Barre, se trouvent ces “Pièces à trois violes de Monsieur Forcroy” (Allemande, Courante, Sarabande), une formation peu usitée. Ces pièces font-elles partie des pièces à trois violes jamais retrouvées et écrites par Jean-Baptiste pour son élève Louis d’Orléans ? Le présent enregistrement en propose une transcription à deux clavecins permettant un effet sonore quelque peu “orchestral” – clin d’œil à une pratique courante à l’époque du “clavecin roi”.

Les pièces dédiées

Forqueray, Forcroy, Forcray, Forcroix, Fourcroy… il existe une orthographe variée mais autant de pièces en hommage, écrites par des compositeurs illustres et d’autres mineurs – au père ou au fils ? Voici quelques suppositions… Si on regarde attentivement les dates de composition et le style d’écriture, trois pièces pourraient être dédiées à Antoine. Celui-ci est très présent à la cour où il se produit régulièrement avec un grand nombre de musiciens très réputés : De Visée, Philidor, Hotteterre, Descoteaux… et parmi eux, François Couperin lui dédie une magnifique Allemande écrite en 1722 et ouvrant le Dix-septième ordre du Troisième livre, La Superbe ou la Forqueray, grave et noble, altière.

Ensuite Louis Antoine Dornel (1680?-1757?), musicien parisien et “claveciniste et organiste estimable” – selon Louis-Claude Daquin (1694-1772), compositeur également –, nous offre une série de portraits de musiciens dans ses Sonates à violon seul (op. 2) de 1711 à travers La Marais, La Couprin, La Clerambault, La Senaillié… La quatrième sonate s’intitule La Forcroy dont nous avons extrait le prélude et la chaconne.

Enfin, Josse Boutmy, maître de musique à la cour de Bruxelles et compositeur modeste, édite trois livres de clavecin. Le premier de 1738 est très influencé par la musique française, et particulièrement celle de François Couperin, avec des pièces de caractère et des danses dont La Forcroy, une petite allemande gracieuse et un peu espiègle.

En ce qui concerne Jean-Baptiste Forqueray, nous savons clairement que Charles-François Clément (1720?-179.) a dédicacé ses six sonates pour le clavecin obligé et le violon au couple Forqueray, deux ans après leur mariage. Étaient-elles destinées plus particulièrement à la jeune épouse, Marie-Rose Dubois, claveciniste virtuose ? Compositeur, claveciniste, arrangeur et théoricien, ce natif de la Provence est introduit dans le milieu artistique parisien grâce à son oncle, l’abbé Clément. Franc-maçon actif, il est membre des Neuf Sœurs. Il est fiancé à Marion Balletti à qui il a enseigné le clavecin pendant trois ans. Elle est la fille de Silvia Balletti, la plus célèbre actrice de la Comédie-Italienne à Paris, égérie de Marivaux. Clément se retrouve dans un très grand désarroi lorsque Casanova, de passage à Paris et grand ami de Silvia Balletti, enlève sa fille éperdument amoureuse de lui. On doit à ce compositeur des talents d’arrangeur car il adapte de nombreuses œuvres pour la Comédie-Italienne – notamment de Pergolèse et de Jommeli – et pour l’Opéra-Comique. Mais c’est sans conteste ses Sonates en trio pour un clavecin et un violon parues en 1743, dédiées et dédicacées à Monsieur et Madame Forqueray, qui suscitent un vif intérêt. Écrites pour violon et clavecin obligé, elles annoncent déjà les prémices du “Sturm und Drang” ; lui rendant la politesse, Jean-Baptiste Forqueray lui dédie l’une de ses plus belles pièces, très moderne dans son approche, dans laquelle on retrouve ce côté sombre, inquiet, oppressant, un peu désespéré, avec ses modulations vertigineuses, ses rythmes haletants : un véritable portrait de Charles-François Clément, à la manière d’un peintre – encore un indice éloquent qui prouverait que cette pièce n’aurait pu être écrite que par Jean-Baptiste puisqu’Antoine s’est retiré de la vie publique en 1730 (Clément avait alors dix ans).

Il est probable aussi que Jean-Philippe Rameau, ami très proche aurait offert en 1741, en guise de cadeau de mariage, cette somptueuse fugue, très joyeuse bien qu’écrite en ré mineur : La Forqueray pour violon, viole de gambe et clavecin obligé.

Hélas, moins inspiré, le fils aîné de Rameau, Claude-François, dit “Rameau fils”, compose une Forcray, sorte de petite gigue insipide – qui concurrence difficilement les autres pièces dédiées – appartenant à une première suite probablement pour clavecin ou pardessus de viole.

Et enfin, on trouve la sublime Forqueray de Jacques Duphly (1715-1789) extraite du troisième livre de 1756 : bien que l’on ne puisse utiliser le terme de tombeau propre au XVIIe siècle, cette œuvre monumentale très méditative est un hommage poignant, empli de retenue, de désolation et de désespérance avec ce registre grave et la tonalité de fa mineur ; la forme rondeau est lancinante et obsédante, et le dernier couplet, hésitant, presque chuchoté, nous mène au bord du silence, vers l’implacabilité de la mort – une forme de testament ?

EXPLICATIONS RELATIVES AU TABLEAU

(préface des Pièces de viole avec la basse continue de 1747)

1. En 1747, Jean-Baptiste publie ces Pièces de viole avec la basse continue et leur transcription pour le clavecin, soit deux ans après la mort de son père. Curieux geste filial lorsqu’on connaît leurs rapports si conflictuels. Peut-être pensait-il en tirer un profit financier, étant donné la notoriété encore bien vivante de son père, ou bien voulait-il redorer le blason de la viole mise à mal par le violoncelle ? Ou peut-être s’agissait-il finalement d’un hommage posthume, puisqu’il parle d’assurer l’immortalité de son père, ou parce que cette image du père, pour toujours inaccessible et douloureuse, n’a pas permis à Jean-Baptiste de s’approprier totalement cette musique qu’il aurait peut-être lui-même composée ?

2. Jean-Baptiste est sybillin quant à l’arrangement des pièces de son père. Jusqu’où va-t-il dans cette restitution, si restitution il y a ? Il ne dévoile rien. Il souligne sa volonté de clarté de la basse. A-t-il ajouté un troisième instrument, le clavecin – la pratique étant de jouer à deux violes égales le plus souvent ? Et par conséquent, a-t-il harmonisé le tout dans le goût à la mode ? Fait-il indirectement allusion au talent d’improvisateur quelquefois contesté de son père qui ne résistait pas – aux dires des auditeurs – à prendre le rôle de soliste lorsqu’il accompagnait, laissant s’exprimer un ego bien présent (ce qui expliquerait l’absence de basse dans les quatre pièces de jeunesse d’Antoine, extraites du Recueil de pièces de violle, avant 1716).

3. Les trois pièces ajoutées (la Morangis ou la Plissay, la Duvaucel et la Angrave) pour complèteraient-elles une suite ? Lorsqu’on compare avec les autres suites, pourquoi celle-ci ne se trouvait-elle pas complète ? Lorsqu’on effectue une analyse comparative avec les autres pièces, impossible de détecter un style différent d’écriture qu’aurait le fils par rapport au père.

4. Les dédicaces sont pour la plupart adressées à l’entourage immédiat de Jean-Baptiste et Marie-Rose – proches amis, musiciens, mécènes. Jean-Baptiste aurait-il “débaptisé” les pièces du père ?

5. On trouve un désir de clarté jusque dans la réalisation de la basse continue, compte tenu de la tessiture grave des instruments, de la complexité et de la densité de l’écriture. Ce point de vue est d’ailleurs partagé par Michel de Saint Lambert dans son Nouveau traité de l’accompagnement du clavecin, de l’orgue et des autres instruments (Christophe Ballard, Paris, 1707).

6. Avec cet esprit de concision qui le caractérise, Jean-Baptiste est très scrupuleux dans son approche musicale. Tempi, caractères, phrasés, doigtés, nuances… Rien n’est laissé au hasard. Lorsqu’on découvre sa correspondance avec le prince Frédéric II de Prusse, il brille d’ailleurs par ses grandes qualités de pédagogue.

7. « Bien des gens ne peuvent approuver la façon trop sçavante dont il accompagne : il n’exécute jamais la Basse telle qu’elle est écrite ; il prétend la rendre beaucoup meilleure par la grande quantité de traits brillans que lui fournit sa tête ; il lutte, pour ainsi dire, avec celui qui joue le dessus ; toute espèce de Musique ne lui paroît être qu’un canevas, qu’il prétend embellir en le travaillant, & souvent le Compositeur de l’ouvrage est aussi mécontent que le Violon qui l’exécute . Cet amour propre mal entendu en a imposé à bien des gens. » Cf. Ancelet, Observations sur la musique, les musiciens et les instruments, Amsterdam, 1757.

LES INSTRUMENTS UTILISÉS

Trois clavecins : le clavecin “bleu” d’Antony Sidey de 1976, un clavecin français et un clavecin allemand d’Alain Anselm – le choix de ces trois clavecins nous a permis d’élargir la palette de couleurs et de disposer d’un large choix d’affects, et nous a semblé bien répondre à l’inventivité et à la puissance des pièces de Forqueray (chacune étant unique), mais également des autres œuvres dédiées ;

Une viole originale de Bertrand ;

Une viole, copie de Colichon de 1691 par Marco Ternovec (Udine, 2013).

En mêlant ces instruments, nous sommes peu à peu entrés dans leur intimité – de “personnages” qui prennent la parole, racontent, échangent, se fondent avec leur sonorité riche et unique, valorisant ainsi la liberté du discours musical. Nous avons tenté de créer une osmose entre le geste créateur du compositeur, celui du facteur ou du luthier, et les doigts de l’interprète, tous à la recherche du “je-ne-sais-quoi” cher à Rameau : éphémère, source de grâce et d’émotion, mais également de passion et d’imagination.

Cet enregistrement est le reflet de trois années de travail intense : passionnée depuis toujours par les Forqueray, j’ai toujours aimé interpréter leur œuvre hors norme et ma quête s’est peu à peu transformée en un véritable attachement pour ces personnages complexes, étonnamment vivants, que sont Antoine et Jean-Baptiste, mais également la seconde épouse de ce dernier, Marie-Rose Dubois – appropriation, questionnements, attirance pour le contexte sociologique et culturel à travers les textes d’une époque captivante, indissociable de la musique. Musicienne et non musicologue, cette imprégnation m’a permis d’émettre humblement quelques hypothèses qui peuvent sembler subjectives, mais ô combien intuitives et ressenties.

MICHÈLE DÉVÉRITÉ